Adama Sylla

photographe

vit et travaille à Saint-Louis,
Sénégal

*1934

biographie

Une collection correspond à un projet, à un point de vue. Il faut une méthode pour collectionner. Une cohérence qui permet aux images de devenir des documents.

LA DOCUMENTATION, C’EST LA MÉMOIRE D’UN PAYS, CAR LE QUOTIDIEN D’AUJOURD’HUI, C’EST L’HISTOIRE DE DEMAIN.

IL Y AVAIT DES MODES, DES FAÇONS DE SE MONTRER : C’ÉTAIENT DES MANIERES DE FAIRE.

SAINT-LOUIS ÉTAIT LA VILLE LA PLUS PHOTOGRAPHIÉE D’AFRIQUE.

COLLECTIONNER, DOCUMENTER

Q Comment avez-vous commencé la photographie ? Pourriez-vous nous parler de votre collection ?
AS J’ai commencé l’apprentissage de la photographie à la Maison des Jeunes de Saint-Louis en 1957, où je suis ensuite devenu directeur de la reproduction photographique. J’ai travaillé ensuite comme conservateur au Musée du Centre de Recherches et de Documentation du Sénégal à Saint-Louis. J’ai constitué aussi une importante collection personnelle de photographies de Saint-Louis et d’ailleurs qui documentent le passé colonial. Ma collection se constitue de positifs et de négatifs. J’ai des originaux, mais pas seulement. Des plaques, des tirages, des petits et des grands formats. Des publicités de l’époque de l’Entre-deux-guerres. Des cartes postales. La maison d’édition Revue noire à Paris a puisé abondamment dans ma collection privée pour réaliser son Anthologie de la photographie africaine [1998]. Certaines de mes images datent de 1915. Le Metropolitan Museum de New York a par exemple acheté une vingtaine de clichés issus de ma collection. De nombreuses collections ont disparu, des photographes ont jeté leur collection dans le fleuve, mais avec ma passion conservatrice, j’ai tout gardé. La documentation, cela m’a toujours intéressé.
Q Qu’entendez-vous par documentation ?
AS J’ai une formation de conservation, je ne laisse rien passer au hasard. Et la documentation, c’est la mémoire d’un pays, car le quotidien d’aujourd’hui, c’est l’histoire de demain. Parce que les photographies d’aujourd’hui seront dans vingt ou trente ans seront rentrées dans l’histoire. Les photographies de ma collection sont une partie de l’histoire. C’est leur utilité : elles restituent l’histoire, elles permettent d’écrire l’histoire. Même longtemps après. Selon une perspective toujours nouvelle car modifiée par les événements qui se sont déroulés entretemps. J’ai une documentation sur l’histoire de Saint-Louis. Quand je vois ces images aujourd’hui, je me dis que j’ai vécu l’histoire de cette ville et plus largement de l’Afrique de l’Ouest, depuis 1915, et que cela coïncide avec un certain moment historique de la photographie comme médium. Je me dis que j’ai vécu l’histoire par l’image. L’image est indispensable. Elle permet le développement d’un pays. De nombreuses erreurs du passé peuvent être ensuite évitées grâce à la circulation des images. C’est pourquoi je pense qu’une collection correspond à un projet, à un point de vue. Il faut une méthode pour collectionner. Une cohérence qui permet aux images de devenir des documents.

SAINT-LOUIS, UNE VILLE DE PHOTOGRAPHES

AS En collectionnant ces images, j’ai voulu constituer une documentation sur les habillements, les coutumes, les comportements, les modes de vie. C’est un travail sur le passé pensé pour le futur, pour les prochaines générations. La plupart des images que vous voyez ici représentent des fonctionnaires. Ils avaient les moyens. A l’époque, entre les deux guerres, il y a avait moins de pauvreté qu’aujourd’hui. Beaucoup d’images ont été produites par des amateurs et puis dans des studios aussi. Saint-Louis était riche, c’était l’élégance. Ici, sur cette image par exemple, on peut voir une famille métisse. Ce sont des photographies que l’on voit rarement, parce qu’elles n’ont pas beaucoup circulé en dehors du cercle privé. C’est une photographie amateur. Les professionnels ont plutôt produit des images de studio. J’ai vraiment essayé de nourrir ma collection avec des images à la fois venant du monde professionnel des photographes, mais aussi des pratiques amateurs.

SAINT-LOUIS ÉTAIT COMME PARIS

AS Saint-Louis était la ville la plus photographiée d’Afrique, puisque c’était la capitale de trois pays : de l’AOF [Afrique-Occidentale française], dont faisaient partie le Sénégal et la Mauritanie. Il y avait beaucoup de monde. Saint-Louis était comme Paris. Si je fais la comparaison, c’est parce qu’il y avait de l’abondance à Saint-Louis, des fonctionnaires et le commerce marchait bien. Il y avait des produits à exporter, de l’or, des produits manufacturés. J’avais dix ans en 1940 et lorsque j’allais à l’épicerie, je trouvais de tout. Il y avait beaucoup de Français : des cargaisons de militaires français, des commerçants, l’administration coloniale. Saint-Louis était une capitale et lorsque je suis allé pour la première fois à Paris, j’ai reconnu Saint-Louis.
Q Qui étaient les photographes dans les années 1950 à Saint-Louis ?
AS La ville comptait de nombreux photographes. Il y avait des Libanais, des Martiniquais, quelques Africains comme Doudou Diop, Meïssa Gaye, Doro Sy, Alioune Diouf et d’autres. Il y avait aussi des photographes européens. Des Anglais, comme Tatcher qui était le plus officiel des photographes, mais aussi des Français. Les premiers photographes étaient majoritairement des photographes, car ils voulaient garder une trace de leur passage.
Q Y avait-il une distinction entre les studios tenus par des Africains et les studios tenus par des Européens ?
AS Oui, il y avait une distinction. Les Africains allaient voir les Africains. Les Européens allaient voir les Européens. Les Africains nantis allaient dans les studios de Français, suivant les classes, suivant les couches sociales, on peut dire que les choses s’organisaient comme cela. En général, les Africains avaient beaucoup de clients parce que c’était le plus grand nombre. Les gens raffolaient de la photographie, car c’était quelque chose de nouveau, quelque chose que l’on ne voyait pas tout le temps.
Q Quels étaient les clients dans les années 1950 ?
AS Tout le monde voulait se faire photographier. Toutes les images que vous voyez ici, ce ne sont ni des pauvres, ni des riches, mais la classe moyenne. Comme je l’ai déjà dit, surtout des fonctionnaires, des marchands, des traitants, des commerçants. Nombreux assuraient le transport de marchandises entre Saint-Louis et Kayes. Le commerce du sel impliquait des hommes riches. Les négociants, comme nous disions à l’époque. En général, ils habitaient l’île de Saint-Louis. Lorsqu’ils se faisaient photographier, c’était pour imiter un peu les coloniaux. Il y avait globalement un pouvoir d’achat à Saint-Louis à cette époque qui concernait une bonne partie de la population et la photographie faisait partie de ces pratiques urbaines, c’était une mode. Malgré le passé et l’esclavage, malgré le contexte colonial, les gens se mélangeaient, il y bien sûr de la ségrégation, mais Saint-Louis était quand même une ville différente des autres villes africaines, parce qu’il y avait beaucoup de métis. En 1914, Blaise Diagne devient le premier député africain élu à la Chambre des députés française. Il avait été adopté par une famille métisse de notables à Saint-Louis.
Q Y avait-il des modes dans les manières de photographier, de choisir les fonds, etc., dans les studios à l’époque ?
AS Oui bien sûr. Chaque studio avait sa marque de fabrique. Ses fonds. Il y avait certains comportements, où le sujet trouvait des façons particulières de se positionner, de s’habiller, les gens copiaient les modes, ils se faisaient photographier suivant leur goût. Ici par exemple, on peut voir une photo privée qui n’a pas été produite dans un contexte de studio. On voit un homme métis, noble probablement, avec sa coiffure et sa tenue d’apparat, avec une femme métisse qui doit être sa servante. Il s’agit d’une situation courante, où l’on se fait photographier pour montrer son statut social. Vous voyez cette autre photographie, le couple sur un lit, vous avez aussi les enfants, les amis. Par exemple, ici, ce sont les deux sœurs en train de se faire photographier. Et vous voyez la position ? C’était des positions que les gens aimaient tout particulièrement adopter. Il y avait des modes de positions, d’une époque à une autre. Ce genre de position que vous voyez ici, c’était une façon de montrer ses bijoux par exemple. Ou bien cette autre image-là : vous voyez, avec ce petit meuble et leur sac, ils voulaient montrer ces objets. Celle-là voulait montrer son petit enfant. Ce sont des manières de faire, des manières de se montrer.
Q Et comment ces pratiques photographiques ont-elles évolué avec le temps ?
AS J’ai beaucoup photographié les cérémonies en plus de mon travail régulier. Avec l’arrivée de la couleur et les appareils plus légers et plus faciles à manier, on pouvait en tant que photographe gagner un salaire en une journée pendant les grandes fêtes. Aujourd’hui, avec le numérique, la photographie est dévalorisée. Il n’y a plus que la photographie de mode.

Interview réalisée à Saint-Louis, 22. 06. 2014
Par Bärbel Küster

L'abondance à Saint-Louis et les studios de photographie

Interview avec Adama Sylla à Saint-Louis, 2014