Quand je montre le côté positif de l’Afrique, je montre le côté positif de l’Europe aussi, mais montrer le côté positif de l’Europe en Afrique, ce serait de la folie ! C’est drainer encore les jeunes vers l’Europe. Or, l’Europe n’est plus l’Eldorado dont ils rêvaient, c’est fini.

Faire une photographie où l’on peut tout voir de la tête aux pieds, ce n’est pas très intéressant, car on n’a rien à chercher. Afin d’être parlante, une image doit cacher plus que montrer.

JE MONTRE L’AFRIQUE AU RESTE DU MONDE, MAIS JE NE TRAVAILLE JAMAIS DE L’AUTRE COTÉ POUR MONTRER DES IMAGES EN AFRIQUE.

SI JE VOULAIS RÉSUMER, JE POURRAIS DIRE QUE JE ME TROUVE ENTRE LE MARTEAU ET L’ENCLUME.

LES DÉTAILS

AB Je privilégie les plans de détails. Par exemple, avec la photographie intitulée « Mode », je m’intéresse aux détails des vêtements. Ce qui est frappant lorsque l’on regarde la finesse des doigts de la dame, ainsi que la texture de sa robe, c’est que l’on imagine ce que peut être son visage. Le détail, c’est la force de l’image pour moi, car une image, à mon sens, ce n’est pas quelque chose qui est donné d’un coup. Faire une photographie où l’on peut tout voir de la tête aux pieds, ce n’est pas très intéressant, car on n’a rien à chercher. Afin d’être parlante, une image doit cacher plus que montrer. Il faut créer les conditions pour que le spectateur soit comme un interlocuteur face à l’image. Il faut l’amener à se poser des questions, qu’il se demande : pourquoi ça ? C’est ma conception de l’image et c’est ce pour quoi je me bats.

ARTISTE, FORMÉ AU MUSÉE

Q Quelle a été votre formation de photographe ?
AB J’ai commencé à travailler au Musée National du Mali en 1981 comme agent de communication pour le public, afin de véhiculer la culture malienne dans les salles. Cela coïncidait avec un moment où le musée venait de faire peau neuve. On voulait lancer la section audio-visuelle, qui devait rentrer au service du musée. C’est ce qui m’a vraiment ouvert des portes. Vraiment, je dois beaucoup au musée. On m’a formé au Mali, en France, un peu partout avec les plus grands professionnels, sur le terrain. J’ai été un élève gâté : plutôt que de devoir aller vers mes professeurs, ce sont mes professeurs qui sont venus à moi. J’ai eu une formation complète : de la prise de vue au laboratoire jusqu’à la menuiserie pour monter les cadres. Quand je monte une exposition, je suis présent du début à la fin. Même si je considère que je serai toute ma vie un élève, je peux dire que j’ai beaucoup appris et que ces connaissances sont un acquis. Le musée a formé un technicien, mais la réalité du terrain a produit l’autre aspect de mon travail : petit à petit, le terrain a forgé l’artiste que j’ai pu être par la suite. Et puis j’ai été élevé à cheval entre deux cultures ; et lorsque j’ai découvert la réalité de mon pays, j’ai voulu participer au développement d’un centre pour valoriser cette nouvelle culture en face de moi, ma culture.

ENTRE DEUX CULTURES

Q Qu’entendez-vous, lorsque vous évoquez vos deux cultures ?
AB Lorsque je dis que j’ai deux cultures, je considère que c’est une chance. J’ai eu la chance d’aller à l’école – une école catholique – avec un père juriste. Dans ma famille, on communiquait fréquemment en français. C’est mon père qui m’a appris à prendre le bon côté de toutes les cultures qui se trouvent autour de soi. C’est pourquoi je dis être de deux cultures. J’essaie de prendre le bon côté des deux, et quand j’ai compris que l’image de l’Afrique véhiculée à travers le monde était limitée au côté négatif, alors je me suis chargé, quelque part, de saisir l’autre partie oubliée de l’Afrique. Et c’est ce que je fais depuis des années. D’ailleurs, je dirais que ça a été un peu une folie. Car cet engagement m’a poussé à défendre une culture au regard d’une autre, mais la culture que je défends ignore ma lutte. La culture à laquelle je veux montrer la réalité de ma culture me reconnaît et me valorise. Si je voulais résumer, je pourrais dire que je me trouve entre le marteau et l’enclume.

LE CORPS ENTRE SOUFFRANCE ET PLAISIR

Q Le corps est un thème ancestral. Cet aspect est-il déterminant dans le choix que vous faites de prendre le corps à la fois comme support et comme image ?
AB Oui, effectivement le corps est un thème ancestral. Que ce soit dans la musique, dans la peinture, et surtout dans la photographie, le corps est très présent. Au sein des cultes religieux également. Quand on regarde par exemple les scarifications ou les marques ethniques, le corps ne cesse de souffrir, il porte des marques fortes de souffrance. Bien qu’il donne du plaisir, le corps souffre.
Q Comment procédez-vous avec les textes que vous écrivez sur les corps ? Les préparez-vous à l’avance ? La situation photographiée est-elle une mise en scène ?
AB Oui, j’écris tous les textes à l’avance et je pars ensuite à la recherche d’un corps qui s’adapte à ce que j’ai écrit. Je prends un peu partout dans le Nouveau Testament, dans le Coran, dans des livres de littérature. J’aime aussi écrire. Et je demande parfois à quelqu’un d’écrire un texte. Je pourrais vous demander, par exemple, de me faire un petit poème.

LA PHOTOGRAPHIE COMME OUTIL D’EXPLORATION SOCIALE

AB Je fais beaucoup d’ateliers avec des enfants. Parce que je me suis rendu compte que je suis beaucoup plus à l’aise avec les enfants qu’avec les adultes. Pardonnez-moi de vous dire cela, vous êtes des adultes, mais c’est vrai. Les enfants m’intéressent tout particulièrement pour leur liberté et c’est pourquoi je travaille avec plusieurs organismes internationaux autour du thème des enfants. Dans ce contexte, je monte un projet, ou bien on vient me solliciter pour travailler sur un thème d’actualité comme le SIDA, le palu, la scolarisation – précisément celle des filles.
Q Comment procédez-vous ?
AB Je commence par organiser un petit atelier et, au sein du groupe, on communique sur le sujet. On cause, on s’informe, je fais tout cela avec les enfants. Après je leur demande d’illustrer ce qu’on a appris et c’est ce qui devient ensuite une exposition. Un atelier dure en moyenne trois semaines, c’est court, donc il serait très ambitieux de dire que j’apprends la photographie aux enfants. Non! Parce que l’on n’apprend pas un métier en trois jours. Je mets entre leurs mains un nouvel outil de communication. C’est ce que je me dis. C’est la raison pour laquelle je ne suis pas très exigeant concernant la technique, ce n’est pas le plus important, je les laisse faire et moi j’apprends beaucoup de la liberté des enfants. Souvent, l’appareil n’est tenu ni verticalement ni horizontalement, mais se trouve placé dans tous les sens. Cette façon de regarder et de voir, totalement libre, reste un enseignement pour moi. J’ai beaucoup appris, beaucoup.
Q Vous avez également travaillé avec des personnes ayant des problèmes psychiques ?
AB Oui, c’est cette première expérience avec les enfants qui a suscité le projet d’atelier avec des malades mentaux. En travaillant avec les enfants, je me suis déjà confronté à une grande différence de mentalité, j’ai donc poussé la barre un peu plus haut : j’ai voulu aller vers ceux qui ne sont pas considérés comme « normaux ». À ma grande surprise, tout s’est très bien passé. Je leur ai donné des jetables et il faut dire que les prévisions que j’avais faites ont été multipliées par 10. Parce qu'ils ont cassé des appareils, ils ont jeté des appareils, ils en ont jeté plein, mais le résultat a été, je dirais, « satisfaisant ». Parce que j’ai pu les sortir, ne serait-ce qu’un seul moment, de leur solitude, de leur isolement, de leur retraite. Là, c’était ma victoire. Et le résultat aujourd’hui, c’est ce qui me reste de l’atelier, comme un retour, avec quelques images que j’ai pu fixer par-ci, par-là. Ces images me servent de support de communication et me laissent un grand souvenir de mon passage dans cet espace qu’ils occupent.

UNE IMAGE POSITIVE DE L’AFRIQUE

Q Avec votre travail de photographe, est-ce qu’il s’agit pour vous de transformer l’image que l’extérieur a de l’Afrique ou est-ce qu’il s’agit aussi de changer l’image que les Africains ont de leur propre continent ?
AB C’est une bonne question. Je vous avoue que, au début, je voulais montrer au reste du monde une autre image de l’Afrique. J’ai voulu réagir par rapport aux médias ; quand on lit la presse, quand on regarde la télévision, on n’entend qu’une chose : l’Afrique en guerre, l’Afrique affamée, l’Afrique malade et ainsi de suite. Tout cela, c’est une réalité de l’Afrique, mais si ça n’était que cela, l’Afrique aurait disparu de la planète depuis longtemps déjà. Il y a autre chose de positif. C’est d’abord cela que j’ai essayé de montrer. Ensuite, j’ai aussi compris qu’il fallait être beaucoup plus franc et montrer une autre image dans l’image. Qu’est-ce que je veux dire par-là ? Qu’il est très important de montrer à l’Afrique aussi ce qui est bien dans son environnement, dans sa culture. Quand on analyse un peu plus profondément cette ignorance du côté positif de la culture africaine, on constate qu’il ne s’agit que de l’influence de la presse occidentale.
Q La presse occidentale exerce-t-elle une influence destructrice sur les jeunes générations ?
AB Pour vous donner un exemple : un jour, j’ai demandé à un groupe d’élèves de réaliser un reportage sur un sujet libre. La seule chose que je leur demandais, c’était de remplir une pellicule d’images sur un sujet de leur choix. Parmi les élèves, il y en avait deux qui ne s’intéressaient pas du tout à la photographie, mais ceux qui s’intéressaient à la photographie sont allés, pour faire plaisir au maître que j’étais, faire exactement les mêmes images qui passent à la télévision : les mendiants dans la rue, les poubelles, les décharges. Ils ne m’ont rapporté que des images comme ça. Les deux autres, en revanche, qui ne s’intéressaient pas à la photographie, se sont rappelés la veille : « Ah ! C’est demain qu’on va rencontrer Monsieur. » C’est ainsi qu’il se sont dépêchés de faire une série d’images la veille du rendu. Leur objectif était de remplir l’appareil-photo le plus vite possible. Ils ont fait des photos dans la cour, sans bouger. On pouvait voir le petit mouton, le petit frère et d’autres choses. Des photos mal cadrées. À la surprise de tout le monde, j’ai apprécié ces deux garçons, vous voyez ! Hein? Alors les autres n’étaient pas contents, mais quand je leur ai expliqué, ils m’ont compris. On revient ici à cette idée des deux côtés, et d’ailleurs, c’est par rapport à cela que je travaille toujours, dans un sens.
Q Qu’entendez-vous par cette idée « des deux côtés » ?
AB Je montre l’Afrique au reste du monde, mais je ne travaille jamais de l’autre côté pour montrer des images en Afrique. Avec ma carrière, j’ai eu plein de résidences, je n’ai pas osé, parce qu’il faut avoir un objectif dans la vie. Quand je montre le côté positif de l’Afrique, je montre le côté positif de l’Europe aussi, mais montrer le côté positif de l’Europe en Afrique, ce serait de la folie ! C’est drainer encore les jeunes vers l’Europe. Or, l’Europe n’est plus l’Eldorado dont ils rêvaient, c’est fini.

Interview réalisée à Bamako, Musée National du Mali, 16. 02. 2011
Par Bärbel Küster, Marleine Chedraoui, Judith Rottenburg, Janine Schöne

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Interview avec Alioune Bâ à Bamako, 2011

Alioune Bâ

photographe

vit et travaille à Bamako,
Mali

*1959

biographie