Affiche du film « L’autre en moi »

Fatou Kandé Senghor, 2012

Accepter la réalité des autres. Accepter que d’autres mondes soient possibles. C’est justement ça qui m’intéresse dans l’image. Qu’une photographie montre les aspects contradictoires de la réalité, les ressemblances et les différences, parce que la réalité est traversée de contradictions.

Il y a une expression en Wolof qui dit que si le travail devait choisir, il choisirait la personne qui va l’exécuter, parce qu’il sait exactement qui va le mener à bien.

MA PHOTOGRAPHIE, JE LA RÊVE BEAUCOUP PLUS QUE JE NE LA PRODUIS.

MON TRAVAIL, AUJOURD’HUI, SE SITUE FORCEMENT EN INTERMÉDIAIRE. JE SUIS ENTRE MA CIBLE DE DÉPART ET MA CIBLE D’ARRIVÉE.

LA PHOTOGRAPHIE ET L’ART

Q Quelle est la situation des femmes photographes au Sénégal ?
FKS La photographie a été un métier très honorable ici, parce que la photographie de studio, comme vous le savez, entre le Mali, le Sénégal, le Niger, et cette partie de l’Afrique, a bénéficié d’une riche histoire. Tout a été archivé. Mais ça n’était pas catégorisé comme métier d’art. Des hommes ont gagné leur vie très décemment, ont nourri des familles avec cette activité. Il s’agissait d’un métier qui se transmettait dans la famille. La photographie d’art s’est développée complètement en marge de la photographie de studio. C’est un nouveau courant qui s’est constitué par rapport à la plateforme internationale que l’on nomme « l’art contemporain ». La photographie contemporaine n’est pas née ici. Jusqu’à présent le photographe n’était pas considéré comme un artiste. Pendant longtemps, le milieu de l’art ici est resté focalisé sur la peinture et la musique et refusait que la photographie soit intégrée dans les arts visuels. Nous photographes vivons sur deux rythmes : d’un côté, sur le rythme local où nous vivons donc d’une photographie-type, qui est attendue par les nôtres ; et d’un autre côté, nous pratiquons la photographie créative que l’on trouve dans les magazines, les expositions spécifiques, celles qui s’intéressent tout particulièrement au médium de la photographie.

LES FEMMES

Q Pensez-vous que les femmes-photographes gagneraient à s’associer à Dakar par exemple, afin d’être plus fortes ?
FKS Les femmes n’ont pas besoin de créer une association. Je pense que la notion de genre, homme ou femme, est importante quand il y a un besoin, quand il y a un objectif clair, bien déterminé, une action vraiment soutenue qui sert à quelque chose. Mais association pour association, pour se réunir autour de quoi ? Très vite, on devient un instrument. Être ensemble, parce que ce sont des femmes et non parce que ce sont des photographes avec un objectif. Ce serait vraiment dommage et je pense qu’aujourd’hui, la notion d’association au Sénégal ne peut pas tenir. Les dysfonctionnements sont réels. Les gens ont des problèmes à résoudre dans leur vie quotidienne et ne peuvent pas résoudre ceux d’une association avant d’avoir trouvé des solutions pour réaliser leurs propres projets de vie. Un mouvement associatif demande beaucoup d’investissement que les gens ne peuvent honnêtement offrir. Pour qu’une pareille entreprise fonctionne, il faut quelqu’un qui organise, qui interpelle les gens et leur demande d’apporter leurs images, d’alimenter le site web, etc. Autant de moyens qui, au lieu de nous rassembler, finiraient par nous diviser, parce qu’il faudrait prendre des décisions que tout le monde ne peut pas toujours accepter, les gens étant très différents. D’après moi, les mouvements associatifs créent plus de problèmes qu’ils n’apportent de solutions.
Q Dans votre travail, la photographie semble servir de prétexte pour entrer en contact avec des femmes ?
FKS Absolument. Mon travail, aujourd’hui, se situe forcément en intermédiaire. Je suis entre ma cible de départ et ma cible d’arrivée : les interlocuteurs. J’ai trouvé une stratégie. Avec l’esthétique, on peut interpeler les gens et instaurer un dialogue. L’esthétique n’étant pas toujours une belle image. Il peut s’agir d’une image sanglante, forte, mais agencée de manière à ce qu’elle vous accroche. On s’arrête alors pour regarder et pour comprendre. Quand j’interpelle mes interlocuteurs, ou mon public, j’ai besoin qu’ils comprennent que je suis en train de dire quelque chose, et s’ils s’arrêtent assez longtemps sur l’image, ils verront forcément qu’il y a un dysfonctionnement. Ce dysfonctionnement les poussera à se poser des questions que je ne pourrai pas résoudre dans la photographie, mais je donnerai un autre élément qui va les intriguer, qui va peut-être les inviter à s’intéresser davantage à ce que je fais, ou en tout cas, à la nature du sujet qui est montré. Et là, ils pourront comprendre beaucoup plus encore. C’est la raison pour laquelle je complète mon travail photographique par un travail vidéo qui accompagne mes photographies, afin d’offrir l’opportunité d’aller un peu plus loin.

UNE ESTHÉTIQUE DE LA CONTRADICTION

Q Votre travail est construit sur l’exploration et la mise en évidence des contradictions. Vos photographies sont souvent de belles images montrant des sujets très durs. Pourrions-nous parler d’une esthétique de la contradiction ?
FKS Dans mon travail photographique – si je prends l’exemple du travail que j’ai mené sur les femmes qui sont dites de « couches défavorisées » – je m’intéresse au fait que ces femmes-là passent beaucoup de temps à rire. Elles ont un répertoire de blagues extraordinaires. Parce qu’elles travaillent de nuit, dans le froid, dans la chaleur, sous la pluie, elles sont obligées de trouver des moyens de se donner du baume au cœur. De recréer une vie intéressante au milieu de leurs vies très dures pour se donner de la force et avoir l’énergie de continuer. Parce qu’elles n’ont pas le choix. Lorsque l’on arrive là-dedans en tant que photographe, c’est la vie d’abord que l’on voit. Avant la pauvreté. Avant la dureté. Et ce qui m’intéresse, c’est de donner un visage à la vie. C’est ce qui nous rassemble tous, parce que nos ressemblances à travers le monde, quels que soient notre peau, notre âge, notre taille, sont bien plus fortes que ce l’on croit. Par contre, nos différences sont la plupart du temps fonction de notre environnement. Si l’on voit l’image d’une personne qui travaille dans un univers aride avec un sourire extraordinaire, on a, en tant que spectateur, le sentiment d’une fausse note. C’est clair. Mais c’est sa réalité. Elle doit vivre avec, elle doit essayer et n’importe qui face à cette photo doit se dire : « Elle doit avoir quelqu’un à nourrir. Elle doit avoir des gens derrière, qu’elle ne peut pas lâcher. » C’est pour ça qu’elle n’est pas assise sur un trottoir ou couchée quelque part, et qu’elle lutte avec cette terre. Ou c’est parce que sa croyance et sa force sont telles, qu’elle est capable de défier la nature et de dire : « Ok ! Tu es craquelée, tu es dure, mais moi, c’est ça que j’ai et aujourd’hui tu vas me donner une graine. Je vais planter quelque chose et ça va pousser. » Ce sont des leçons pour moi et ce sont des leçons pour les gens. Accepter la réalité des autres. Accepter que d’autres mondes soient possibles. C’est justement ça qui m’intéresse dans l’image. Qu’une photographie montre les aspects contradictoires de la réalité, les ressemblances et les différences, parce que la réalité est traversée de contradictions. Et cela n’a rien à voir avec la mise en scène. Ces contradictions se jumellent naturellement, dans l’image et dans la réalité montrée par l’image. On chante, on fait des blagues, on danse juste pour aller plus vite, travailler mieux et gagner son argent à la fin de la journée.
Q Votre travail est étroitement lié aux conditions de vie en Afrique ou à la vie sociale au Sénégal.
FKS Mon travail n’est pas foncièrement axé sur le Sénégal. Mon travail est axé sur les gens qui travaillent dur, sur les êtres qui, parce qu’ils n’ont pas le choix, ont la chance d’être plus humains finalement, parce qu’ils ne sont pas embarrassés de choses qui leur donnent l’impression qu’ils ont le pouvoir. Une impression qui les déshumanise. Je suis proche des êtres qui cherchent fort, qui ont des gens à aider, à nourrir et qui donnent un sens à leur vie. Et ces gens-là, on les trouve partout. Vivre, même dans un monde développé, ça a l’air d’être simple comme ça, mais ça n’est pas simple du tout. Les gens très pauvres ont du mal à comprendre qu’une femme occidentale se suicide, qu’un homme ou que des jeunes hommes rentrent dans une école et tuent des gens. Ils ont à manger, ils ont à boire. Or, tout ne se réduit pas au tube digestif. La nourriture doit être beaucoup plus complète pour être un être humain. Si je voulais résumer ma pratique photographique finalement, je dirais qu’elle cherche l’être. Chercher à être, chercher à rencontrer les autres et donc aussi à faire une sorte de boucle. De créer pendant un instant cette possibilité-là. C’est ce que j’essaye de faire dans mon travail.

ÊTRE L’AUTRE

Q La question du même et de l’autre, de l’identité et de la différence, du soi et de l’altérité, est au cœur de votre travail. Y voyez-vous un enjeu politique ? Au plan global, local ?
FKS Nous sommes tous des intermédiaires, qu’on le veuille ou non. Parce qu’il est important de savoir qu’il y a des gens qui comprennent vite et bien, et d’autres qui ne comprennent pas, qui ne veulent pas comprendre, dont l’intérêt est de ne pas comprendre. En fonction de toutes ces catégories, on est bien obligé d’avoir une réponse pour tout le monde, parce que nous sommes toujours questionnés. Parce que nous sommes l’autre. Nous sommes le différent. Mais en y réfléchissant bien, de mon point de vue, vous êtes l’autre, vous êtes le différent. Tout le monde se bat pour avoir la position centrale. C’est ce que j’ai voulu thématiser dans mon film « L’autre en moi » par exemple (2012). Je parle du monde dans sa globalité. Cette question commence déjà dans chaque petite maison. Ce problème se pose pour chaque couple. Dans le rapport entre frères et sœurs, dans le rapport avec les parents. Les parents veulent qu’on leur ressemble, on aimerait bien que les parents soient un peu plus comme nous. On aimerait bien que le petit copain soit un peu plus comme nous et lui aimerait bien que l’on soit un peu plus comme lui. La question de la différence est toujours l’origine.

C’EST LE TRAVAIL QUI CHOISIT L’ARTISTE

Q Cette récurrence du refus de la différence est-elle toujours une raison de travailler pour un artiste qui souhaiterait œuvrer pour plus d’ouverture, de tolérance, de curiosité ?
FKS Dans ce contexte, comme artiste, comme photographe, on se doit d’être des facilitateurs, des intermédiaires. De rendre la communication possible. L’art n’est pas quelque chose que l’on choisit. On a des pulsions qui nous mènent à ça, on est poussé vers ça, ou même, on rêve de ce que l’on va produire. Ma photographie, je la rêve beaucoup plus que je ne la produis. Selon moi, c’est ce qui signifie que l’on est choisi. C’est dans cet état-là que l’on comprend pourquoi on a accès aux choses : on a accès aux choses pour les redonner aux autres. Non pas, parce que l’on serait meilleur que les autres, parce que l’on aurait fait un travail plus profond que les autres. Tout le monde produit un certain travail, et chaque travail produit un effet différent sur le monde. Ce qui compte, c’est que ce sont les gens qui sont choisis. Le travail les choisit. Il y a une expression en Wolof qui dit que si le travail devait choisir, il choisirait la personne qui va l’exécuter, parce qu’il sait exactement qui va le mener à bien. Un artiste, c’est ça. Dans nos communautés, en Afrique, l’artiste c’était quelqu’un de très important. Si vous cherchez un artiste et que vous dites son nom, tout le monde saura dans quelle maison il habite. Même si on ne connaît pas son nom, on dira : « Ah ! C’est le type qui accroche des trucs bizarres. Oui, c’est celui-là. » C’est quelqu’un que les gens traitent avec un certain égard et cette personne respectée en profite pour dire des vérités à tout le monde, parce qu’on lui a donné un statut particulier, donc privilégié. C’est celui « qui ne fout rien », mais qui est là pour mettre sa sauce dans celle de tout le monde et qui est le réceptacle de tout ce qui se passe, parce que les jeunes viennent à lui, les vieux viennent à lui. C’est lui qui taquine les femmes, qui parle avec elles. Il sait quand quelque chose ne va pas. Il a l’audace de passer devant les vieux toujours assis sur les mêmes bancs et de leur dire : « Vous feriez mieux de vous occuper de vos familles, au lieu de passer la journée là, à dire n’importe quoi. » Tout le monde se dit, non mais quand même, il est culotté. Mais il a réussi à dire une vérité à ce moment-là. Être artiste incarne un statut déjà très privilégié que les politiques culturelles, les politiciens, les critiques, et toutes ces personnes censées entretenir un lien avec la connaissance sont censées renforcer, mais qu’ils ne renforcent pas. Ils ne le renforcent pas, parce que les artistes ont la grande bouche et parce qu’ils peuvent venir les affronter en leur disant : « Ce que vous faites, ça n’est pas bien fait. Ça devrait être fait comme ça, comme ça, comme ça. »

DES ARTISTES AFRICAINS

Q Votre travail bénéficie d’une réception internationale. L’usage de l’adjectif « africain » pour parler de « l’art africain » ou de la « photographie africaine », par-delà les diversités du continent africain, vous semble-t-il adapté ?
FKS Encore aujourd’hui, nous sommes toujours surpris du manque de connaissance des gens par rapport à nous, par rapport à notre continent. Nous avons dû apprendre, de par notre histoire, à connaître tout le monde, à déconstruire les idées des autres et à déconstruire aussi ce que nous sommes. Nous sommes conscients du poids des médias sur la perception de notre continent, même si comprendre les enjeux politiques nationaux et internationaux n’est pas chose facile pour des êtres ordinaires. Notre continent est lié à l’histoire globale et avoir conscience de cela, ne serait-ce qu’un tout petit peu, c’est la base de tout dialogue. J’ai rencontré des Français qui ne savaient pas que la France avait colonisé le Sénégal et qui étaient surpris que les gens ici parlent français. C’est extraordinaire, non ? Cela prouve à quel point le manque de connaissance est réel. Dans une galerie d’art contemporain à New-York, la curatrice racontait qu’elle allait organiser une exposition avec des photographes et des vidéastes africains. Une personne présente lui a demandé qui étaient les artistes. La curatrice répète : « Oui, les artistes sont africains. » Pendant dix minutes, le quiproquo s’est poursuivi, car l’interlocutrice ne pouvait pas imaginer que des Africains puissent être artistes, ou documentaristes. Finalement, elle s’est exclamée : « Ah ! Il y a une production photographique en Afrique. » Et la curatrice de poursuive, en me présentant : « Oui, cette dame est photographe par exemple. » Nous sommes toujours, quoiqu’il arrive, des intermédiaires. Il est capital pour nous tous d’apprendre à dialoguer avec la directrice d’une galerie d’art contemporain, et d’autres acteurs du monde de l’art ou d’ailleurs, et de dire, oui, bien sûr, il y a tout le travail de Seydou Keïta, de Mama Cassé, mais aujourd’hui, en Afrique, la photographie ne se résume pas aux portraits de gens qui ont mis un beau boubou.

Interview réalisée à Dakar, Mermoz, 22. 02. 2011
Par Bärbel Küster, Marleine Chedraoui, Judith Rottenburg, Janine Schöne, Tanja Schüz

Des mondes possibles

Interview avec Fatou Kandé Senghor à Dakar, 2011

Fatou Kandé Senghor

photographe

vit et travaille à Dakar,
Sénégal

*1971

biographie