Tournage avec Malick Sidibé

Bamako, 2011

Vue de l'exposition « Bamako-Dakar. »

Stadthaus Ulm, 2014

Portrait de groupe dans le studio de Malick Sidibé

Équipe des interviewers, 2011

Malick Sidibé commentant ses albums photographiques

Tournage de l'interview, Bamako, 2011

La photographie, c’était quelque chose d’étranger pour nous. En 1945-46, c’était très rare d’avoir sa photographie. On avait d’abord le miroir. Pour se voir, il fallait acheter un miroir, et ceux qui avaient des miroirs, ils étaient les plus heureux. Maintenant, c’est l’appareil qui est le miroir.

J’ai commencé à prendre les gens de dos et ça a plu. J’ai causé avec des photographes français qui m’ont dit : « Ah! Nous, on avait essayé, mais on ne nous a pas compris. »

LE CINÉMA, ÇA PASSE, MAIS LE PORTRAIT RESTE. ON RESTE TRÈS LONGTEMPS À LE CONTEMPLER.

LA PREMIÈRE CAMÉRA

MS J’ai acheté ma première caméra au Soudan, pour peut-être 6.000 francs maliens. A cette époque, ce n’était pas cher. J’ai tout de suite commencé à prendre des photos. J’ai été au village, j’ai photographié ma mère, j’ai photographié les animaux, les peaux d’animaux aussi. L’appareil est le plus beau paysagiste. Tout est plaisant, tout me plaît. J’ai été choisi pour être à l’école. Nous étions beaucoup de frères, mais mon père m’a choisi. C’était en 1944, mon père a dit : « C’est celui-là que je veux mettre à l’école. Je veux qu’il fasse des études. » Et on m’a pris.

RENONCER À PARIS

MS J’ai eu de la chance, j’étais bon dessinateur dès le cours préparatoire. Après le cours moyen, les maîtres se querellaient à cause de moi, ils voulaient que je sois dans leur classe, car je faisais presque tous les croquis : la carte de géographie, les sciences naturelles, les sciences physiques, je faisais tout quoi. Je dessinais au tableau et les élèves copiaient ça. C’est ce qui m’a permis de faire des progrès, je dessinais tout le temps. Une année, le commandant-colonel qui s’appelait Maurice Miquel a su que j’étais dessinateur. Je ne sais plus comment, il a dû voir pendant les fêtes annuelles que je faisais des petits dessins sur les mouchoirs que les filles brûlaient pour les présenter aux officiels. Le colonel Miquel s’est arrangé pour que je reçoive une bourse pour faire des études à l’École des beaux-arts de Paris. C’était en 1951. C’est étrange le destin d’un homme, car un bon photographe, c’est un homme qui a un bon œil. Et j’avais déjà à l’époque un problème avec un œil, et lorsqu’il a fallu passer la visite médicale avant l’obtention de la bourse pour aller à Paris, j’ai été déclaré inapte par le docteur. Donc je ne suis pas parti. J’ai tenté une deuxième fois et j’ai été jugé de nouveau inapte. Donc je n’ai pas pu passer le concours des Beaux-arts de Paris. J’ai pleuré, beaucoup, pendant des semaines. J’ai fini par renoncer et j’ai cherché du travail à la Transafricaine, une compagnie de transports. Finalement, j’ai pu grâce au colonel m’inscrire à la Maison des artistes soudanais, où j’ai reçu une formation en bijouterie, parce qu’un Peul ne peut pas être menuisier, ni forgeron, ni ébéniste. Mais j’ai continué à beaucoup dessiner et puis ensuite j’ai commencé la photographie et j’ai arrêté de dessiner.

LE STUDIO COMME LIEU SOCIAL

MS Entre la pellicule et le pinceau, j’ai finalement choisi la pellicule. La peinture, c’est un travail lent et solitaire ; la photographie, c’est très social. Les gens viennent, vous causez avec les gens avant de faire leur portrait. Je suis un portraitiste et c’est un travail très exigent, il ne faut pas blaguer avec le portrait. Les gens viennent au studio, vous les préparez, vous les mettez en condition. Il faut une certaine psychologie, être très social, mettre à l’aise ses clients, les familiariser. C’était ça, mon système : je causais d’abord avec le client et je le mettais à l’aise.
Q Vous choisissez vos fonds ? Selon quels critères utilisez-vous tel textile plutôt qu’un autre ?
MS Oui, j’ai toujours choisi les fonds. Je faisais mon choix en fonction des habits. Quel fond convient à tel habit, à telle forme. J’ai choisi par exemple tout dernièrement le rayé, parce qu’il convient à tout, que ce soit noir ou blanc ou bleu.
Q Vos clients pouvaient-ils venir avec des vœux spéciaux ?
MS Il s’agit toujours d’un moment spécial. Les gens viennent bien coiffés. Il y en a même qui viennent avec du parfum. Ils se parfument au miroir. Alors je leur dit : « Non, mais quand même ! Dans la photo, le parfum, tu ne le sens pas ! »

LA ROBE NE VA PAS TOMBER

MS Il faut que je vous raconte une anecdote. Il y avait une fille que j’aimais bien, je lui faisais la cour. Un jour, j’ai voulu la prendre en photo, mais elle a refusé, elle avait peur de la chambre noire, parce que « les chambres mettent la tête en bas ». Elle avait honte et pensait que sa robe allait tomber. Donc quand elle m’a vu avec mon appareil-photo, elle s’est mise à crier tout à coup : « Les gens de Ségou, venez à mon secours ! » Moi, j’étais étonné : « Comment ? Les gens de Ségou, venez à mon secours ! Mais je ne veux pas te brigander, je veux juste faire ta photo ». Elle m’explique alors qu’elle croit qu’elle sera nue quand je la verrai dans l’appareil, comme sa robe va tomber. Donc, pour la motiver, je l’ai placée devant l’appareil et je lui ai dit de regarder dans le viseur et moi je me suis mis à sa place. J’ai dit : « Regarde-moi. Est-ce que tu vois ma tête en bas ? Et mon pantalon? Et ma culotte, elle est toujours en place ? » Donc là, elle a dit : « Ouais, c’est bon. » Alors c’est comme ça, que j’ai pu la photographier.

PHOTOGRAPHIER DE DOS

Q Comme vous l’avez expliqué, l’idée de prendre les gens de dos vient de l’importance érotique du dos des femmes et du regard de l’homme sur les femmes. Mais vous avez également fait des portraits de dos avec des hommes.
MS Oui, en fait j’ai d’abord commencé par les hommes de dos avec les chapeaux, mais ça n’a pas marché. J’ai pris mon fils d’abord, j’ai commencé par lui et puis par moi-même, dans ma blouse de travail.
Q Est-ce que l’on peut reconnaître un thème artistique venant de l’Europe ?
MS Non, ça c’est une pensée du Mali, parce que lorsque j’ai commencé, je faisais ça d’abord chez moi. Regardez cette photo de ville de ma fille. Elle est assise à côté de mon chien, de dos. D’après moi, pour faire le portrait d’une personne, il y a trois possibilités : de face, de dos et de profil. Le profil, c’est intéressant aussi. Il y a des gens qui sont très bien de profil. D’autres mieux de face. J’ai commencé au début par une sorte de « profil de dos » où je mélangeais les deux carrément. Mais ces premières images étaient prévues pour une exposition et j’ai préféré rester prudent et ne pas montrer les gens, leur visage. Donc j’ai choisi le dos carrément. Et puis finalement, j’ai continué comme ça.

LA TAILLE DES TIRAGES

Q Comment avez-vous choisi la taille et le format des tirages ?
MS J’ai toujours fait mes propres tirages. C’est moi qui tirais tout au début. Après, à partir de 1994, ou 1991, je ne sais plus, la plupart des galeries et des musées ont choisi leur format. Sinon, moi je ne faisais jamais de format de carré. Je cadrais un peu, puis j’éliminais tous les parasites sur les côtés, mais je faisais toujours des rectangles.
Q Vous préférez le format rectangulaire ?
MS Voilà, j’aimais le rectangle. Bon, c’est une question de choix. Pourvu que je gagne de l’argent. Avec le rectangle, c’était pratique, car je pouvais éliminer tout ce qui gênait dans l’image, tout ce qui n’allait pas plaire au client. Je coupais pour que l’on ne voie pas sur le côté des vieux appareils-photos par exemple, ou des bougeoirs ou d’autres objets. Avec les musées et les galeries, s’ils préfèrent garder l’image sans la couper, avec tous les parasites, si cela leur plaît davantage, ils font ce qu’ils veulent. Quand je fais un portrait, les gens viennent bien habillés, avec de belles chaussures, donc je coupe pour que l’ensemble soit beau et propre.

PHOTOGRAPHIER LES DANSEURS

Dans les années 1962-1963, il y avait des « bals poussière », là où se trouve aujourd’hui la mosquée. À l’époque, c’était un terrain vide et on organisait des soirées là-bas, dans la poussière. Parce qu’il faut dire que ce n’est pas la politique qui a libéré les jeunes ici, mais la musique européenne. Les filles se sont déchaînées, les garçons aussi. Au début, on a essayé d’empêcher les filles d’aller aux soirées dansantes ; ou bien, il fallait qu’elles aient un gentleman qui leur garantisse une certaine sécurité. Je me souviens que lorsque le chef de famille refusait qu’une de ses filles aille au bal, il devait faire attention au verre d’eau qu’il buvait, car souvent sa fille avait mis un somnifère dedans et elle s’arrangeait toujours pour rentrer vers quatre ou cinq heures du matin et le vieux ne s’apercevait de rien.
Q Quelle était votre musique préférée ?
MS Tino Rossi. C’était lent, c’était bien. Mais lorsque la musique d’Amérique latine est arrivée, c’était la pagaille : « ouah, ouah, ouah... » Tout le monde sautait ! Mais surtout Ray Charles. Alors avec lui, tout le monde secouait les bras. Qu’est-ce qu’on a pu faire tourner les filles, c’était bon.
Q C’était le rock n’roll.
MS Le rock n’roll est arrivé en 1957. J’ai beaucoup photographié les grands bals, mais le rock ça n’a pas tellement duré. C’était une sorte de gymnastique et les hommes se sentaient loin des femmes, parce que c’est une danse solitaire. On le danse seul, le rock n’roll. Les musiques, sur lesquelles les filles et les garçons dansaient ensemble, avaient plus de succès. Le blues par exemple. On éteignait la lumière, ce qui permettait à quelques coquins de s’embrasser. Ce qui choquait les filles bien sûr, car elles n’avaient pas du tout l’habitude d’embrasser et les garçons souvent devaient les forcer. Moi je restais assis à observer, j’étais de la génération des zazous, c’était autre chose, on était plus timides. Moi, je n’aimais pas tellement danser, j’étais trop timide. Je préférerais contempler les danseurs, les photographier.

Interview réalisée à Bamako, Bagadaji, Studio de Malik Sidibé, 16. 02. 2011
Par Bärbel Küster, Marleine Chedraoui, Judith Rottenburg, Janine Schöne, Tanja Schüz

« L’appareil photographique, c’est très social »

Interview avec Malick Sidibé à Bamako, 2011

Malick Sidibé

photographe

a vécu et travaillé à Bamako,
Mali

*1935-2016

biographie