Attirer l’attention, mettre en valeur ce que tout le monde voit mais ne regarde pas. Photographier, pour moi, c’est d’abord mettre en valeur.

Toute l’économie de la photographie est basée sur les événements et les fêtes. Mais il ne faut pas voir cette pratique comme de l’art.

Le maquillage des corps est une manière pour moi de contourner l’interdit et de jouer avec les codes culturels tout en restant respectueux des coutumes.

30% DE MON TRAVAIL EST L’EFFET DU HASARD.

TOUT LE MONDE EST ARTISTE
Q Comment décririez-vous le contexte de travail d’un photographe sénégalais ?
OD Au Sénégal, en général, la carrière d’artiste est envisagée quand on ne réussit pas à l’école. On est influencé par un frère musicien ou photographe. Mais il n’y a pas d’école pour devenir photographe au Sénégal. Toute l’économie de la photographie est basée sur les événements et les fêtes. Le samedi et le dimanche, ce sont des baptêmes, des mariages, à n’en plus finir. Les femmes se maquillent, s’habillent, et les photographes sont là pour les photographier. C’est ainsi qu’ils gagnent leur vie, en faisant ce genre de photos. Mais il ne faut pas voir cette pratique comme de l’art. C’est le regard européen qui reconnaît de l’art dans ces productions. Ce sont les Européens qui s’intéressent aux vieilles photographies d’un photographe qui vivait ici il y a 40 ans et à l’histoire de l’art. Nous, on ne considère pas ça comme de l’art. Ce sont des photos, des vieilles photos. Il faut aussi ajouter que nous sommes ici dans un contexte où il n’y a pas, comment dirais-je, où il n’y a pas de juge. Tout le monde est artiste, tout le monde est photographe, tout le monde est tout le monde. 

SANS TRÉPIED
Q Vous avez été formé à l’École des beaux-arts d’Anvers. Pouvez-vous nous en parler ?
OD J’ai beaucoup appris à Anvers. Parce que, comme je l’ai expliqué, en Afrique, on travaille au « feeling », mais il nous manque la technicité. On n’est pas techniques, on ne respecte pas les normes. On manque d’écoles pour former les artistes. Il y a beaucoup de talent ici, mais parfois ça n’est pas assez canalisé. Une bonne méthode ne produit pas forcément un bon travail, inversement un travail potentiellement bon sans méthode peut être gâché. Notamment en photographie, l’usage du trépied par exemple est rare, trop rare. Moi-même je n’en ai pas ! J’utilise des livres, je bricole un truc, je me débrouille comme ça. Je m’en sors et je trouve ça amusant ! Je pourrais acheter un trépied, mais je préfère me débrouiller. C’est toute la contradiction. Il est important d’avoir des connaissances techniques, mais il faut aussi accueillir le hasard et ses surprises. 30% de mon travail est l’effet du hasard. Ce qui compte finalement, c’est le sujet. Toujours savoir ce qu’il faut photographier. Attirer l’attention, mettre en valeur ce que tout le monde voit mais ne regarde pas. Photographier, pour moi, c’est d’abord mettre en valeur. 

HISTOIRES DE CHAUSSURES
Q Vous nous disiez qu’en tant que photographe, vous aimiez dévoiler la beauté des choses considérées plutôt comme laides. Pourriez-vous revenir sur cette idée ?
OD Pour vous répondre, je vais vous parler d’Ahmadou Bamba. Vous connaissez le mouridisme ? Non ? La tradition mouride est un courant religieux ou mouvement spirituel sénégalais. Le Sénégal est un pays musulman où la confrérie des Mourides incarne quelque chose de très fort. Des milliers de gens sont impliqués dans le mouridisme, qui voue un culte au grand marabout, le Cheikh Ahmadou Bamba, et à ses disciples. Il y a une histoire que j’aime bien raconter à ce sujet. Supposons que tu trouves des vielles babouches. Tu commences par les jeter parce que tu dis : « mais qui est-ce, qui a amené ces chaussures de merde là, hein ? » Et le lendemain, tu apprends que ce sont les chaussures du grand marabout. Alors tu iras les chercher partout dans la poubelle, parce que tu comprendras qu’elles ont de la valeur. J’aime bien donner cet exemple pour parler de la valeur de quelque chose. Il y a deux ans, j’ai exposé à la biennale de Dakar et j’ai voulu m’intéresser à une autre histoire de chaussures. Dans un quartier populaire, je me suis inspiré d’un cordonnier qui, pour vendre sa marchandise, avait accroché sur un arbre toutes les vielles chaussures qu’il avait ramassées, nettoyées puis réparées. Je lui ai demandé s’il était d’accord que je photographie son installation. Parce qu’il avait fait là une installation sans le savoir. Quelqu’un qui n’habite pas ici aurait eu davantage de difficultés je crois à photographier la situation. Le marchand aurait peut-être refusé, ou il aurait posé des questions. Pour chaque photographe, c’est vraiment le problème de l’environnement qui se pose. L’environnement culturel et la place qu’il y occupe. 

PHOTOGRAPHIER LE VENT
Q Qu’est-ce qui vous intéresse dans le corps féminin ?
OD Oui, effectivement, mon sujet de prédilection, c’est la femme. Elle intéresse tout le monde, mais dans le monde musulman, il n’est possible de montrer ni son visage ni sa peau. Je me suis donc dit que j’allais la photographier comme je photographierais le vent. Parce que le vent, tu le sens, mais tu ne peux pas le dessiner. Tu peux seulement dessiner ce que remue le vent. Visuellement, le vent est un élément abstrait. C’est quelque chose qui en même temps existe et n’existe pas. C’est ainsi que j’en suis venu à recouvrir le corps féminin de terre et de couleur. Mes séries photographiques consacrées aux femmes suscitent en général deux réactions. D’abord, on me demande si ce sont des peintures. Il faut effectivement regarder en détails les images pour comprendre que ce sont des photographies. Puis vient la question de la couleur de peau des modèles : sont-elles blanches ? L’usage de l’argile blanche crée cette impression, mais ce sont toutes des femmes noires, et musulmanes. Le maquillage de leurs corps avec de la terre est une manière pour moi de contourner l’interdit et de jouer avec les codes culturels tout en restant respectueux des coutumes. 

PHOTOGRAPHIE ET MISE EN SCÈNE
Q Vos séries sur les femmes sénégalaises sont traversées par un mouvement, une énergie. Elles évoquent aussi une danse, voire une cérémonie. Sont-elles la documentation de célébrations particulières ?
OD Oui, ces photographies sont les documents d’une mise en scène. Mon travail commence par le vide. Puis j’achète un tissu noir, j’enduis les corps de terre mélangée dans l’eau, j’ajoute différentes poudres colorées. Il faut imaginer qu’il y a du mouvement, de la musique, des temps d’arrêt. Prochainement, je veux réaliser un projet de performance avec vingt femmes qui porteront des calebasses remplies de terre. Elles seront habillées de grands pagnes noirs. La performance sera accompagnée par une musique de village. Tandis que les modèles commenceront à se laver avec la terre, la musique ira crescendo. L’ensemble sera accompagné par trois peintres qui réaliseront en direct des peintures. Un mélange de couleurs et de sons. La première musique achevée, on entendra un sabar, puis des lutteurs arriveront. Mon travail de photographe commence souvent avec la chorégraphie d’un défilé. De la terre au numérique, de la peinture à la photographie, en passant par la danse et la musique. 

Interview réalisée à Dakar, Liberté II, 21. 02. 2011
Par Bärbel Küster, Marleine Chedraoui, Judith Rottenburg, Janine Schöne, Tanja Schütz

L’art, le hasard et les normes

Interview avec Ousmane Dago à Dakar, 2011

Ousmane Dago

photographe

vit et travaille à Dakar,
Sénégal

*1951

biographie